CHAPITRE 5
Le feu lançait des ombres, faisant de son visage un masque camouflé d’ombre et de lumière. Ce visage avait pu être beau avant que le camp l’avale. Mais les rigueurs de l’internement politique l’avaient transformé en catalogue émacié d’os et de creux. Les yeux étaient éteints, les joues hâves. Dans le puits de son regard, le feu se reflétait sur des pupilles fixes. Des mèches rebelles lui barraient le front comme de la paille. Une de mes cigarettes pendait à ses lèvres, pas encore allumée.
— Vous ne voulez pas la fumer ? ai-je demandé après un temps.
C’était comme parler avec une mauvaise liaison satellite. Deux secondes de délai avant que l’étincelle dans son regard remonte pour se poser sur mon visage. Sa voix était fantomatique, rauque de n’avoir pas servi.
— Quoi ?
— La cigarette. Site Sevens, c’est tout ce que j’ai pu trouver en dehors de Landfall.
Je lui ai tendu le paquet, et elle l’a pris comme elle pouvait, le retournant plusieurs fois avant de trouver la pastille d’allumage et de la coller contre le bout de la cigarette. Presque toute la fumée s’échappait dans la petite brise, mais elle en a avalé un peu en grimaçant.
— Merci, a-t-elle dit tout bas, en tenant le paquet à deux mains comme un petit animal sauvé de la noyade.
J’ai terminé ma propre cigarette en silence, le regard parcourant la cime des arbres au-dessus de la plage. C’était une prudence programmée, ne reposant sur aucune impression de danger. L’analogue diplo d’un homme détendu qui bat la mesure avec les doigts. Dans les Diplos, on a conscience des dangers potentiels autour de soi, comme la plupart des gens savent que ce qu’on tient tombe si on le lâche. La programmation a le même côté instinctif. Personne ne baisse la garde, tout comme un être humain normal ne lâche jamais un verre plein volontairement.
— Vous m’avez fait quelque chose.
C’était la même voix douce qu’elle avait utilisée pour me remercier de la cigarette. Mais quand mon regard a quitté les arbres pour se poser sur elle, ses yeux se sont réveillés. Ce n’était pas une question.
— Je le sens, a-t-elle dit en touchant le côté de sa tête. Ici. C’est comme. Une ouverture.
J’ai hoché la tête, cherchant les mots justes. Sur la plupart des mondes que j’avais visités, entrer sans y être invité dans la tête de quelqu’un est un crime moral grave, et seules les agences gouvernementales pouvaient se le permettre régulièrement. Il n’y avait aucune raison de croire que le secteur Latimer, Sanction IV ou Tanya Wardani raisonneraient différemment. Les techniques de cooptation des Diplos utilisent de façon assez brutale l’énergie psychosexuelle qui enrichit les humains au niveau génétique. Bien exploitée, la matrice de force animale disponible dans ces endroits accélère la guérison psychique par des facteurs incroyables. On commence par une hypnose légère, pour rentrer dans un engagement personnel de réparation rapide, pour finir par un contact corporel étroit qui n’échappe à l’appellation de préliminaire sexuel que d’un point de vue technique. Un petit orgasme induit par hypnose achève généralement le processus de contact, mais, avec Wardani, quelque chose m’avait fait reculer à la dernière phase. Tout le processus était déjà trop proche d’un viol.
D’un autre côté, il fallait que la psyché de Wardani soit en un seul morceau, et dans des conditions normales cela aurait pris des mois, voire des années. Nous ne pouvions vraiment pas nous octroyer un tel luxe.
— C’est une technique, ai-je expliqué d’un ton prudent. Un système de guérison. J’étais Diplo, avant.
— Je pensais que les Diplos étaient des machines à tuer, a-t-elle dit en tirant une bouffée.
— C’est ce que le Protectorat veut faire croire. Pour faire peur aux colonies, au niveau viscéral. La vérité est bien plus complexe, et en fait bien plus effrayante, quand on prend le temps d’y réfléchir. La plupart des gens n’aiment pas réfléchir, ai-je ajouté avec un haussement d’épaules. Ça nécessite trop d’efforts. Ils préfèrent lire les gros titres édulcorés.
— Vraiment ? C’est-à-dire ?
Je sentais que la conversation s’orientait vers une dispute, et me suis approché de la chaleur du feu.
— Sharya. Adoracion. Les méchants Diplos bardés de techno arrivant sur des faisceaux d’hyperdiff et décantant des enveloppes biotech à la pointe du progrès pour écraser toute résistance. Bien sûr, on le faisait aussi, mais les gens ne comprennent pas que nos cinq meilleurs déploiements ont été des missions d’infiltration diplomatique, sans la moindre goutte de sang versée. Manipulation des régimes. On est arrivés et repartis sans encombre, sans que quiconque le sache.
— On dirait que vous en êtes fier.
— Non.
— D’où le « avant » ? a-t-elle demandé avec un regard franc.
— En gros.
— Comment arrête-t-on d’être Diplo ?
J’avais tort. Ce n’était pas une conversation. Tanya Wardani m’évaluait.
— Vous avez démissionné ? Ils vous ont viré ?
— Je préférerais ne pas en parler, ai-je répondu avec un faible sourire. Si ça ne vous dérange pas…
— Vous préférez ne pas en parler ? (Sa voix n’a pas monté, mais elle a éclaté en fragments de rage.) Putain, Kovacs, pour qui vous vous prenez ? Vous débarquez sur cette planète avec vos armes de destruction massive, vos airs de professionnel du carnage, et vous essayez de me jouer la carte de l’âme innocente ? Allez vous faire foutre avec votre douleur. J’ai failli crever, dans ce camp. J’ai regardé mourir des femmes et des enfants. Je me cogne de ce que vous avez subi. Répondez-moi. Pourquoi n’êtes-vous plus chez les Diplos ?
Le feu craquait tout seul. J’ai cherché une braise et l’ai fixée un moment. J’ai revu la lumière du laser, qui jouait contre la joue et le visage dévasté de Jimmy de Soto. J’étais déjà retourné un nombre de fois incalculables à cet endroit, dans ma tête, mais ça ne s’arrangeait jamais. Un idiot a dit un jour que le temps efface toutes les blessures à l’époque, il n’y avait pas de Diplos. Le conditionnement implique une mémoire totale, et quand on vous laisse partir, vous emportez tout avec vous.
— Vous avez entendu parler d’Innenin ?
— Bien sûr.
Comme presque tout le monde – le Protectorat ne prenait pas beaucoup de raclées, et la nouvelle s’était répandue très vite, même sur des distances interstellaires.
— Vous y étiez ?
J’ai hoché la tête.
— Il paraît que tout le monde est mort dans une attaque virale.
— Pas tout à fait. Toute la deuxième vague est morte. Ils ont déployé le virus trop tard pour avoir la première tête de pont, mais une partie du virus s’est répandue par le réseau de communications et a grillé presque tout le monde. J’ai eu de la chance. Mon communicateur était en panne.
— Vous avez perdu des amis ?
— Oui.
— Et vous avez démissionné ?
— On m’a déclaré invalide, ai-je expliqué. Profil psycho incompatible avec le service de Diplo.
— Je croyais que votre communicateur…
— Ce n’est pas le virus qui m’a eu, c’est le reste. Après. (Je parlais doucement, pour essayer de garder toute mon amertume sous clé.) Il y a eu une cour d’enquête. Ça aussi, vous avez dû en entendre parler.
— Ils ont accusé le haut commandement, non ?
— Oui, à peu près dix minutes. Puis l’accusation a fait dans son pantalon. C’est à peu près là que je n’ai plus convenu au service de Diplo. Disons que j’avais perdu la foi.
— Très touchant. (Elle paraissait soudain fatiguée, toute sa colère étant trop lourde à entretenir.) Dommage que ça n’ait pas duré, hein ?
— Je ne travaille plus pour le Protectorat, Tanya.
— Cet uniforme que vous portez m’indique le contraire.
— Cet uniforme, ai-je expliqué en touchant le tissu d’un air dégoûté, n’est que temporaire.
— Je ne pense pas, Kovacs.
— Schneider le porte aussi, ai-je fait remarquer.
— Schneider… Schneider est un trou du cul.
Elle avait prononcé le nom avec beaucoup d’hésitation. Elle le connaissait encore sous le nom de Mendel. J’ai jeté un œil à l’autre bout de la plage, où Schneider bricolait dans la navette en faisant un bruit étonnant. Les techniques que j’avais utilisées pour ramener la psyché de Wardani à la surface n’avaient pas plu au pilote, et il était encore moins heureux quand je lui avais demandé de nous laisser tous les deux au coin du feu.
— Vraiment ? Je pensais que vous…
— Eh bien, a-t-elle commencé avant de plonger le regard dans les flammes… C’est un trou du cul attirant…
— Vous le connaissiez avant les fouilles ?
— Personne ne se connaît, avant les fouilles. On se fait assigner, et on espère que ça ira.
— On vous a assignée à la côte de Dangrek ? ai-je demandé d’un ton détaché.
— Non, a-t-elle répondu en remontant les épaules comme si elle avait froid. Je suis maître de guilde. J’aurais pu trouver du boulot sur les Plaines si j’avais voulu. J’ai choisi Dangrek. Le reste de l’équipe était des Gratteurs assignés là. Ils n’ont pas été attentifs à mes raisons, mais ils étaient tous jeunes et enthousiastes. Une fouille avec une excentrique vaut toujours mieux que pas de fouille.
— Et quelles étaient vos raisons ?
Il y a eu une longue pause, que j’ai passée à me maudire en silence pour ma maladresse. La question était sincère – presque tout ce que je savais de la guilde des archéologues venait des résumés populaires de son histoire, et de quelques réussites. Je n’avais jamais rencontré de maître de guilde, et Schneider m’avait dit de la fouille qu’une version condensée des confidences sur l’oreiller de Wardani. Lui-même manquait de connaissances. Je voulais l’histoire dans son ensemble. Mais pendant son internement, Tanya Wardani devait avoir eu plus que sa dose d’interrogatoires. Le petit supplément de curiosité dans ma voix avait dû la frapper comme une bombe maraudeuse.
Je cherchais quelque chose pour combler le silence quand elle l’a fait à ma place, d’une voix qui ne tremblait que d’un micron.
— Vous cherchez le vaisseau ? Mend… Schneider vous en a parlé ?
— Oui, mais il était un peu vague. Vous saviez qu’il y aurait quelque chose dans les parages ?
— Pas vraiment. Mais c’était logique. Il fallait que ça arrive tôt ou tard. Vous avez lu Wycinski ?
— J’en ai entendu parler. Théorie des points centraux, c’est ça ?
Elle se permit un petit sourire.
— La théorie des points centraux n’est pas de Wycinski, mais elle lui doit tout. Entre autres, Wycinski a dit que toutes nos découvertes sur les Martiens indiquent une société bien plus atomisée que la nôtre. Vous savez – des ailes, un comportement carnivore hérité de leurs ancêtres prédateurs aériens. Presque aucune trace de comportement de meute… (Les mots commençaient à couler – la conversation ramenait à la surface la conférencière qui sommeillait en elle.) Cela suggère le besoin d’un domaine personnel bien plus grand que celui des humains, et un manque général de sociabilité. Imaginez des oiseaux de proie, si vous voulez. Solitaires et agressifs. Le fait qu’ils aient bâti des villes prouve qu’ils ont en partie surmonté leur héritage génétique, un peu de la même façon que les humains ont en partie vaincu les tendances xénophobes héritées du comportement de meute. Là où Wycinski diffère de la plupart des experts dans ce domaine, c’est qu’il croit que cette tendance asociale ne pouvait être refrénée que dans la mesure où il devenait désirable de s’associer aux autres. La montée de la technologie rendrait ce processus réversible. Vous me suivez ?
— Oui, mais n’accélérez pas.
En fait, je n’avais aucun problème pour la suivre. J’avais déjà entendu ces principes de base sous une forme ou une autre. Mais Wardani se détendait en parlant, et plus elle continuerait, plus elle aurait de chances de stabiliser sa récupération. Même au cours des brefs moments qu’il lui avait fallu pour se lancer dans cette tirade, elle s’était animée un peu plus, joignant le geste au propos, le visage concentré plus que distant. Peu à peu, Tanya Wardani se rappelait à elle-même.
— Vous avez mentionné la théorie du point central, mais c’est une extrapolation à la con. Ces cons de Carter et Bogdanovich prostituent le travail de Wycinski sur la cartographie martienne. Vous voyez, ce qui est intéressant dans les cartes martiennes, c’est qu’il n’y a aucun centre commun. Où que les archéologues se rendent sur Mars, ils se retrouvaient toujours au centre des cartes qu’ils déterraient. Chaque ville martienne se représentait pile au milieu de ses propres cartes. C’était toujours le plus gros point, quelle que soit sa taille ou sa fonction réelle. Wycinski a dit que ça ne devrait étonner personne, puisque cela correspondait à ce que nous avions déjà déduit de la façon de penser des Martiens. Pour n’importe quel cartographe martien, le point le plus important était forcément celui où il se trouvait. Tout ce que Carter et Bogdanovich ont fait, ç’a été d’étendre ce raisonnement aux cartes d’astrogation. Si chaque cité martienne se considérait comme le centre d’une carte planétaire, alors chaque monde colonisé se considérerait comme le centre de l’hégémonie martienne. Donc, le fait que Mars soit signalée en gros, et pile au centre de ces cartes, ne signifie rien, en termes objectifs. Mars était peut-être une colonie récente et loin de tout. Avec le centre proprement dit de la culture martienne à n’importe quel autre point de la carte. Voilà la théorie du point central.
— Vous n’avez pas l’air très convaincue.
Wardani souffla sa fumée dans la nuit.
— Non. Comme Wycinski l’a dit à l’époque, et alors ? Carter et Bogdanovich ont complètement raté leur coup. En acceptant la validité de ce que Wycinski disait sur la perception spatiale des Martiens, ils auraient dû voir que le principe même d’hégémonie était en dehors des termes de référence martiens.
— Oh, oh.
— Eh oui, a-t-elle confirmé avec un sourire un peu plus forcé. C’est là que c’est devenu politique. Wycinski a fait tout son possible pour faire entendre que, quel que soit le monde premier de la civilisation martienne, il n’y avait aucune raison de croire qu’il serait plus important que les autres. En tout cas, pas plus important que « essentiel dans l’éducation factuelle de base ».
— « Maman, d’où on vient ? », et toutes ces sortes de choses.
— Exactement. On pourrait le montrer sur la carte, Voilà d’où on venait avant, mais puisque Maintenant nous sommes ici est bien plus important dans la vie quotidienne, c’est le seul hommage que recevrait le monde natal.
— J’imagine que Wycinski n’a jamais pensé à renoncer à cette façon de voir, intrinsèquement et irrévocablement inhumaine, n’est-ce pas ?
Wardani m’a lancé un regard acéré.
— Que savez-vous sur la Guilde, Kovacs ?
J’ai levé un pouce et un index à peine écartés.
— Désolé, j’aime juste frimer. Je viens de Harlan. Le procès de Minoru et Gretzky a eu lieu quand j’étais adolescent. J’étais dans un gang. L’une des façons de prouver qu’on était vraiment antisocial était de graver dans l’air un graffiti sur le procès, dans un lieu public. On connaissait tous les comptes-rendus par cœur. Intrinsèquement et irrévocablement inhumaine revenait souvent dans la répudiation de Gretzky. On aurait dit que c’était la formule standard de la Guilde pour ne pas se faire couper les fonds de recherche.
Elle baissa le regard.
— C’était bien ça, à l’époque. Et non, Wycinski n’a pas voulu le faire. Il adorait les Martiens, il les aimait. Et il l’a dit en public. C’est pourquoi on n’entend parler de lui qu’autour de la putain de théorie du point central. Ils lui ont retiré ses crédits, l’ont dépouillé de presque toutes ses découvertes pour les donner à Carter et Bogdanovich. Et ces deux salopes l’ont bien remercié. La commission des Nations unies a voté une augmentation de sept pour cent du budget stratégique la même année. À cause d’un délire parano sur la superculture martienne dans le cosmos, qui voulait nous attaquer.
— Super.
— Ouais. Et tout à fait impossible à démonter. Toutes les cartes d’astrogation découvertes sur d’autres planètes corroborent les idées de Wycinski, avec la planète en question, en gros, au cœur de la carte. Ça a suffi à flanquer la trouille aux Nations unies, au point qu’elles maintiennent un budget militaire important dans tout le Protectorat. Personne ne veut entendre parler de ce que signifient les recherches de Wycinski, et tous ceux qui en parlent trop fort perdent leur financement d’un coup, ou se font ridiculiser. Au final, ça revient au même.
Elle a lancé sa cigarette dans les flammes, et l’a regardée s’embraser.
— C’est ce qui vous est arrivé ? ai-je demandé.
— Pas tout à fait.
Il y a eu un clic audible dans ce dernier mot, comme une horloge qui tourne. Derrière moi, j’entendais Schneider qui remontait la plage, arrivé à bout de réparations ou de patience. J’ai haussé les épaules.
— On en parlera plus tard, si vous voulez.
— Peut-être. Et si vous m’expliquiez cette manœuvre macho de montée verticale, tout à l’heure ?
J’ai lancé un coup d’œil à Schneider qui se joignait à nous.
— Tu entends ? Elle se plaint des distractions pendant le vol.
— Putains de passagers, a grogné Schneider en saisissant parfaitement mon appel du pied. Tous les mêmes.
— C’est toi qui lui dis, ou c’est moi ?
— C’était ton idée. T’as une Seven ?
Wardani a levé le paquet, puis l’a lancé entre les mains de Schneider. Elle s’est de nouveau mise face à moi.
— Alors ?
— Quel que soit son intérêt archéologique, ai-je commencé lentement, la côte de Dangrek fait partie des territoires de la Bordure nord. Les Impacteurs de Carrera viennent de la désigner comme l’un des neuf objectifs principaux pour gagner cette guerre. À en juger par les dégâts organiques qu’on enregistre dans le coin en ce moment, les kempistes ont la même idée.
— Et alors ?
— Et alors, monter une expédition archéologique, pendant que Kemp et les Impacteurs se disputent le territoire, ce n’est pas une bonne idée. Il faut détourner le combat.
— Le détourner ?
L’incrédulité dans sa voix faisait chaud au cœur. J’ai joué en fonction, haussant de nouveau les épaules.
— Le détourner ou le retarder. C’est selon. Le principal, c’est qu’il nous faut de l’aide. Et seules les corpos peuvent nous aider, sur ce coup-là. Nous allons droit sur Landfall. Et puisque je suis censé être en service actif, puisque Schneider est un déserteur kempiste, puisque vous êtes une prisonnière de guerre et puisque la navette est volée, il faut calmer un peu le jeu avant ça. La couverture satellite de notre petite altercation avec les mines intelligentes va donner l’impression qu’on nous a abattus. Si on vient fouiller le fond marin, les débris qu’ils trouveront seront compatibles avec cette théorie. Si personne n’y regarde de trop près, nous serons portés disparus et présumés vaporisés, ce qui me convient tout à fait.
— Vous pensez qu’ils en resteront là ?
— Eh bien, c’est la guerre. Des morts, ça n’intrigue personne.
J’ai pris un bout de bois dans le feu, pour commencer à dessiner une carte continentale grossière sur le sable.
— Oh, ils se demanderont sans doute ce que je faisais ici, au lieu de prendre mon commandement sur la Bordure, mais c’est le genre de détail qu’on règle après le conflit. Pour l’heure, les Impacteurs de Carrera sont en mauvaise posture au nord, et les forces de Kemp continuent à les repousser vers les montagnes. Ils ont la garde présidentielle qui arrive sur ce flanc, ai-je indiqué avec mon bout de bois. Et des frappes aériennes lancées depuis la flotte d’icebergs de Kemp, par ici. Carrera a mieux à faire que se demander comment je suis mort.
— Et vous pensez vraiment que le Cartel va mettre tout ça en veilleuse juste pour vous ? (Tanya Wardani a tourné son regard brûlant vers Schneider.) Tu n’y crois tout de même pas, Jan ?
— Écoute-le, Tanya, a répondu Schneider. Il est dans les rouages, il sait de quoi il parle.
— Ouais, c’est ça. (Ses yeux intenses et fous sont revenus vers moi.) Entendons-nous bien. Je vous suis reconnaissante de m’avoir sortie du camp. Vous n’imaginez pas à quel point. Mais quitte à être sortie, j’aimerais continuer à vivre. Ce… ce plan, c’est de la merde ! Vous allez nous faire tuer. Soit à Landfall par un samouraï corpo, ou dans les tirs croisés sur Dangrek. Ils ne vont pas…
— Vous avez raison, ai-je dit, et la surprise l’a fait taire. Dans une certaine mesure, vous avez raison. Les grandes corpos, celles du Cartel, ne nous écouteraient même pas. Elles peuvent nous tuer, nous mettre en interrogatoire virtuel jusqu’à ce qu’on leur déballe ce qu’elles veulent savoir, puis tout étouffer quand la guerre sera finie et qu’elles auront gagné.
— Si elles gagnent.
— Ce sera le cas. C’est toujours le cas, d’une façon ou d’une autre. Mais on ne va pas voir les majors. Il va falloir être plus malin que ça.
J’ai marqué une pause, pour regarder le feu. Du coin de l’œil, j’ai vu que Schneider se penchait en avant, tendu. Sans Tanya Wardani, nous ne pouvions rien faire. Nous le savions tous les trois.
La mer a murmuré en montant sur la plage. Quelque chose a éclaté et sifflé au cœur du feu.
— Bon, a-t-elle dit en se déplaçant, comme un malade alité cherchant plus de confort. Je vous écoute.
Schneider a poussé un soupir de soulagement.
— Voilà ce qu’on va faire. On cible un opérateur corpo en particulier, l’un des plus petits, des plus ambitieux. Ça pourra nous prendre du temps, mais ça sera facile. Et une fois qu’on l’a choisi, on lui fait une proposition qu’il ne pourra pas refuser. Valable une fois, pour une durée limitée. Négo clandestine, satisfaction garantie.
J’ai vu le regard que Schneider et elle ont échangé. C’était peut-être le sous-entendu financier qui retenait leur attention.
— Aussi petit et affamé qu’il soit, Kovacs, on parle quand même d’une corpo. Une richesse planétaire. Le meurtre et les interrogatoires virtuels, ça ne coûte presque rien. Comment comptez-vous vous couvrir dans cette opération ?
— Très simple. On va leur faire peur.
— Leur faire peur… (Elle m’a regardé un moment avant de pousser un petit rire sans joie.) Kovacs, on devrait vous enregistrer. Pour se remonter le moral, vous êtes parfait. Alors dites-moi. Vous aller faire peur à une corpo. Comment ? Avec des poupées tueuses ?
J’ai senti un sourire sincère me tordre la bouche.
— À peu près, oui.